LE DÉCLIN DE L’EMPIRE HOMO SAPIENS
Basculerons-nous d’ici une génération ou deux
dans un monde s’apparentant à celui que la science-fiction
a déjà pressenti ? Un «meilleur des mondes»,
comme ceux qu’on retrouve dans les univers d’Asimov,
de Star Trek, d’Houellebecq et autres ? Comment préserverons-nous
les idéaux d’égalité des droits et de
démocratie si des êtres disposent de cerveaux améliorés
par la génétique ou la neuropharmacologie ?
Ces inquiétudes sont celles du philosophe américain
Francis Fukuyama. Professeur à l’Université
Johns Hopkins, à Baltimore, il déclenchait une polémique
mondiale il y a 10 ans, après la chute du mur de Berlin,
en s’interrogeant sur «la fin de l’histoire».
Il revient aujourd’hui sur le devant de la scène avec
un libre-choc, où il s’alarme de la possible fin de
l’homme ( La fin de l’homme : les conséquences
de la révolution biotechnique, La Table ronde).
Son propos a d’autant plus d’effet que Fukuyama est
membre du President’s Council on Bioethics. L’an dernier,
ce conseil a été chargé par la Maison-Blanche
de formuler pour 2003 les lignes directrices d’une politique
américaine de bioéthique. En juillet déjà,
il se déclarait contre toute forme de clonage ayant pour
but de produire un être humain. Dans son libre, Francis Fukuyama
plaide pour la réglementation stricte des biotechnologies
et nous appelle à redécouvrir la richesse de la notion
de «nature humaine», qu’il considère comme
le socle des régimes politiques démocratiques et des
droits.
Vous affirmez que la mutation de l’Homo sapiens en post-humain
est commencée, qu’on peut déjà observer
des transformations inquiétantes. Lesquelles ?
- Le mouvement a débuté avec des substances prescrites
à grande échelle, comme le Pozac et le Ritalin. Ces
«pilules du bonheur» modifient l’activité
cérébrale et les émotions humaines fondamentales.
Le bonheur devient une sorte de droit plutôt qu’un objectif
à atteindre. Sans même toucher aux codes génétiques,
les scientifiques ont déjà commencé à
transformer la condition humaine.
Vous dites également que les biotechnologies risquent de
mener au «meilleur des mondes» du romancier américain
Aldous Huxley. Vous exagérez.
- Non. Mon libre a pour but de montrer que Huxley a vu juste. Il
faut que les gens prennent conscience du potentiel désastreux
de ces technologies. Les scientifiques et les philosophes comme
Lee Silver ou Ray Kurzweil, qui prônent un dépassement
de l’humanité, prétendent chercher le bonheur
humain. Nous disposons déjà, disent-ils, de médicaments
– et il en existera bientôt des plus avancés
encore – permettant de se débarrasser de la haine,
de la violence, de la dépression, du remords, de la tristesse
et de toutes ces émotions difficiles à vivre. «Quel
mal y a-t-il à suivre cette voie ? demandent-ils. Quel mal
y a-t-il à ce que l’homme soit éternel ?
- Pourquoi devrions-nous affronter la mort ? Les opposants au dépassement
de l’humanité seraient-ils, au fond, en faveur de la
mort et de la souffrance ?»
Que leur répondez-vous ?
- Personne ne souhaite qu’il y ait davantage de morts, de
souffrance et de douleur sur notre planète. En revanche,
je crois que la quête d’un monde indolore, sans difficulté,
sans défi, est inhumaine. Bon nombre des émotions
que nous considérons comme positives ne pourraient exister
sans leurs opposés négatifs. Par exemple, si vous
n’avez jamais éprouvé de souffrance –
parque vos médicaments ont «endormi» cette émotion
chez vous - , vous ne pouvez être empathique. Si vous n’éprouvez
jamais de regret, d’envie, de déception ou d’anxiété,
vous ne vous efforcerez jamais d’innover, d’explorer.
Bref, vous ne tenterez pas de vous dépasser.
On vous rétorquera que l’home se transforme depuis
les origines.
- Certes, le comportement de l’être humain, la culture,
la technique ont évolué. Les modes de production se
sont transformé, les sociétés, réorganisées.
Les humains n’ont cependant jamais manipulé leur nature
propre, leurs fondements génétiques.
Quel signe nous indiquera qu’un être est passé
d’Homo sapiens à posthumain ?
- C’est très difficile à dire. Parce qu’il
n’y a pas de réponse tranchée à la question
: «Qu’est-ce qu’un humain ?» Il est même
possible qu’on ne perçoive pas la mutation de la nature
humaine parce que plusieurs autres dimensions de notre être
auront déjà beaucoup changé. Les changements
les plus graves viendront du bouleversement des réactions
affectives des gens, de la modification de l’éventail
des émotions qu’ils éprouvent habituellement,
qui sont au cœur de la nature humaine.
Pouvez-vous nous donner un exemple de danger concret que représente
l’abandon de cette notion de «nature humaine»
à laquelle vous tenez tant ?
- On oublie trop souvent que la croyance en une nature humaine
est un des fondements moraux de la démocratie libérale
moderne : il y a un lien direct entre cette idée, la dignité
humaine et les droits que nous considérons comme inhérents.
Sans cette conception de l’humain, comment empêcher
la création, par exemple, d’un groupe de personnes
aux attributs particuliers – intelligence supérieure,
apparence parfaite, etc. ? Pour la première fois dans l’histoire,
une aristocratie pourrait être fondée sur ces propriétés
objectives, ces cerveaux réellement plus puissants ces corps
plus performants. Comment refuser d’accorder des privilèges,
des droits supérieurs, à ces êtres dont l’essence
aura été «améliorée» ? Les
philosophes et les scientifiques pour qui la nature humaine n’existe
pas déclarent, un peu à la légère, que
si des posthumains apparaissent, tout le monde continuera à
être traité de façon identique.
- Ce dont ils ne se rendent pas compte, c’est qu’ils
sapent ainsi les bases sur lesquelles repose tout argument qui leur
permettrait de continuer à plaider en faveur de l’égalité.
Autrement dit, si nous prenons cette voie vers la posthumanité,
nous pouvons entrevoir l’avènement de grandes inégalités…
- Je préfère ne pas me risquer à faire des
prédictions de ce type. Je dis simplement qu’il nous
faut être très prudents, car cette possibilité
existe. Je ne crois pas non plus que nous devrions laisser aller
les choses au nom de la multiplication des choix individuels ou
du marché libre. Tout cela recèle au fond une question
éminemment politique.
Et si l’État démocratique choisissait de faire
passer tout le monde à un niveau supérieur ?
- Si un jour des citoyens privilégiés en venaient
à disposer de technique permettant de se modifier, il n’est
pas réaliste de croire que les autres resteraient sans réagir
en disant : «Mon voisin riche a maintenant des enfants infiniment
plus intelligents que les miens et il en sera ainsi pour les générations
à venir. Très bien !» Au contraire, il est fort
possible qu’ils exigent de l’État l’accès
à des niveaux supérieurs eux aussi. La posthumanité
risque de ne pas être de tout repos.
Dans le passé, des États ont stérilisé
des handicapés, des minorités, etc., au nom de «l’amélioration
de l’espèce». Dans l’avenir, toutefois,
l’eugénisme sera, selon vous, privé, effectué
«dans le secret du cabinet du médecin». Comment
cela se manifesterait-il ?
- Imaginons que, dans une vingtaine d’années, nous
arrivions à cerner les racines génétiques de
l’homosexualité et que des médecins mettent
au point des méthodes pour réduire la possibilité
de donner naissance à un enfant homosexuel. Ça pourrait
se faire par thérapies géniques, mais aussi par des
comprimés qui «masculiniseraient» le cerveau
du fœtus. Et imaginons que le traitement soit efficace, abordable
et sans trop d’effet secondaires. Je parie qu’un grand
nombre de parents décideraient de l’utiliser. Pas parce
qu’ils haïssent les homosexuels, mais parce qu’ils
veulent que leurs enfants vivent dans des conditions optimales,
évitent par exemple la discrimination. Selon moi, l’espèce
ne serais pas «améliorée» par ce type
de décision. Aussi, beaucoup de choix qui paraissent rationnels
sur un plan individuel ont un effet dommageable sur un plan collectif.
Pensons aux problèmes qu’engendre déjà
la sélection sexuelle en Asie. En Chine, le surplus d’hommes
est évalué à 20%, ce qui constitue une recette
pour créer l’instabilité sociale.
Que suggérez-vous ?
- Réglementer ! Aux Etats-Unis, beaucoup me répondent
: «Tout cela, les biotechnologies, le clonage, c’est
inévitable, alors il est impossible de réglementer.
». Ce n’est pas un bon argument. Dans une société,
il est impossible d’empêcher tous les meurtres et on
ne renonce pas pour autant à les interdire ! Comment s’y
prendre, alors ? le Parlement canadien me semble prendre une voie
intéressante : il étudie actuellement un projet de
loi (C-56) qui propose de créer un organisme chargé
de réglementer et de contrôler les techniques de reproduction.
Il prend pour modèle la Human Fertilization and Embryology
Authority, au Royaume-Uni. Votre organisme se montrerait un peu
plus restrictif que cette dernière puisqu’il bannirait
tout type de clonage, alors qu’en Angleterre certains types
de clonage seraient autorisés à des fins médicales.
Quelle est la situation aux Etats-Unis, où l’on est
si réfractaire aux réglementations?
- Nous avons ce système extrêmement curieux qui impose
des règles très strictes à la recherche financée
par le fédéral, mais laisse le secteur privé
faire à peu près ce qu’il veut.
Que répondez-vous à ceux qui vous accuse de vouloir
arrêter le progrès technique ?
- Nul être sensé n’est en faveur de la technologie
sans émettre de réserves. Personne ou presque ne s’est
réjoui à l’explosion de la première bombe
nucléaire. Je ne rejette pas la technologie en soi, me m’inquiète
de l’usage qu’on en fera. Les biotechnologies permettront
des avancées formidables, comme la fait la révolution
de l’information. Je suis contre le clonage parce qu’il
détermine les caractéristiques d’un être
sans son consentement. Par contre, je suis en faveur de la recherche
sur les cellules souches d’embryons qui auraient de toute
façon été éliminés. En fait,
il faudra être de plus en plus attentif à la distinction
entre les interventions thérapeutiques et les autres, visant
l’amélioration de l’humain. Ces dernières,
on doit les interdire autant que possible. L’objectif fondamental
de la médecine, c’est de guérir les malades,
non pas d’en faire des dieux. Ainsi, on acceptera assez facilement
l’utilisation des biotechnologies pour venir à bout
de maladies comme la fibrose kystique, mais on refusera de s,en
servir pour rendre nos enfants plus intelligents ou plus grands.
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