LA SAGESSE DU SOURIRE
Les anciens appréciaient beaucoup le rire qu'ils considéraient
comme un don divin et un précieux remède. Ce genre
de remède n'a jamais été aussi précieux
que maintenant ....
Afin de devenir un être sain et complet, l'homme moderne
a besoin d'apprendre surtout trois choses : l'art du repos l'art
de la contemplation, l'art du rire et du sourire . Attardons-nous
quelques instants sur ce dernier, si vous le voulez bien et, surtout,
sur ses aspects supérieur et spirituel. La valeur de cet
art est multiple. Le rire a d'abord un effet direct salutaire sur
nos corps physiques. Il produit, en effet, des contractions rapides
et rythmiques du diaphragme dont les conséquences bénéfiques
atteignent les organes abdominaux, stimulant leurs fonctions et
activant les secrétions digestives, tout spécialement
celles du foie. Elles modifient aussi le rythme respiratoire, stimulent
la fonction pulmonaire et la fonction cardiaque et produisent donc
une meilleure oxygénation. Un proverbe bien connu prétend
que "le rire améliore le sang" ; cette affirmation
est scientifiquement juste.
Mais la valeur psychologique du rire est encore plus grande. Le
rire dissipe la tension interne, ce qui, en conséquence,
soulage l'individu. Le rire produit un soulagement bénéfique
et remplace l'activité de facultés fatiguées
par l'utilisation de nouvelles, trop peu utilisées. Lorsque
nous sommes fatigués ou énervés, il est plus
facile de se détendre par le rire que par des activités
extérieures durant lesquelles l'esprit continue, dans le
vide, son activité fiévreuse.
Une autre fonction utile du rire est d'être une issue heureuse
et sans danger aux tendances réprimées, spécialement
la tendance au jeu qui est restée vivante en chacun d'entre
nous mais que nous ne prenons pas suffisamment en considération.
Nous réprimons, bien trop tôt et trop durement le petit
enfant qui nous habite, avec sa gaieté fraîche et son
besoin de jeu libre et heureux. Ce besoin de jeu peut être
réveillé, il peut refleurir et nous amuser, tel un
fleuve d'eau pure et fraîche sortant de la crevasse d'une
montagne.
Le rire peut et devrait être appliqué, dans l'éducation,
largement et "sérieusement". Il a une grande valeur,
d'autant plus qu'il favorise le développement intellectuel.
Le contraste, les surprises, les conclusions inattendues qui sont
parmi les plus importantes causes du rire, éveillent et aiguisent
nos processus intellectuels et, de ce fait, nous permettent de remarquer
beaucoup de choses qui, autrement, auraient facilement échappé
à notre attention.
Par exemple : des comparaisons, des ressemblances étranges
et amusantes ou la combinaison comique de faits différents
et hétérogènes, accentuent les caractéristiques
communes à des choses, par ailleurs dissemblables ; elles
accentuent les similarités de celles qui, vues sous d'autres
angles, sont tout à fait différentes. Elles nous présentent
des points de vue nouveaux, nous permettent de découvrir
la relation étrange qui existe entre des groupes de faits
variés ; elles aiguisent donc notre faculté d'observation
et font naître en nous de nouvelles idées. En bref,
elles rendent notre mécanisme intellectuel plus actif et
plus vif.
Cette action stimulante est paradoxalement associée à
une action reposante. La décharge nerveuse produite par le
rire diminue la tension intellectuelle excessive et restaure l'équilibre
compromis par un effort trop intense.
Si nous savons nous y prendre, il sera tout à fait souhaitable
d'enseigner les élèves d'une manière amusante
et qui les fasse rire, car le rire à cette propriété
très utile d'augmenter l'attention. Comme on le sait, l'une
des principales difficultés de l'enseignement est de capter
et de conserver l'attention de l'étudiant, de cultiver son
intérêt pour ce qui lui est enseigné. La valeur
du rire est très grande également pour la compréhension
et la mémorisation.
La psychologie moderne a prouvé que faire apprendre par
coeur et faire mémoriser mécaniquement des définitions
abstraites était une erreur ; il est bien préférable
de montrer, par des exemples concrets, la nature et les conséquences
pratiques d'un fait ou d'un ensemble de faits. L'effet comique peut
réellement y aider, grâce à la précision
et à la vivacité des images et des idées qu'il
éveille.
Grâce à sa valeur mnémonique, le rire est très
utile pour faciliter l'étude de sujets arides, basés
surtout sur la mémoire. Il existe, par exemple, un livre
français d'anatomie où le sujet est traité
de manière amusante et je me rappelle l'avoir utilisé
avec plaisir lorsque j'étudiais cette science aride. De la
même manière, le livre amusant d'Alberto Cavalière
:"Chemistry in Verses" (La Chimie en vers) peut beaucoup
aider à se rappeler les propriétés des différentes
substances chimiques.
Le rire peut être une aide spécialement dans l'enseignement
des langues, en rendant leur étude vivante ; alors qu'elle
est si ennuyeuse et rigide lorsqu'elles sont enseignées de
manière pédante, c'est-à-dire grammaticale,
comme celà se fait encore dans beaucoup d'écoles.
En conclusion, notre devise devrait être : " étudier
et enseigner dans la Joie".
Le rire peut aussi avoir une grande valeur morale et spirituelle.
J'ait dit : "peut avoir" car, bien sûr, tout rire
n'a pas cette qualité. Il est donc nécessaire de distinguer
clairement les différents types et "niveaux" du
rire. Il y a le rire vulgaire, grossier, simple satisfaction des
instincts qui, hélas, n'est que trop répandu. Puis,
il y a le sarcasme, le mépris, la moquerie, qui peuvent être
appelés "rire acide" et qui peuvent produire une
auto-intoxication dangereuse. Puis il y a, finalement, le rire comique
simple, inoffensif, tel qu'il est provoqué par les calembours,
les jeux de mots, qui n'a aucune valeur morale et ne prétend
pas en avoir.
La valeur spirituelle du rire dépend de l'intention de celui
qui le provoque. Il existe, par exemple, des expressions littéraires
du comique, comme la satire, la parodie, la comédie, qui
peuvent parfois avoir une valeur éthique et sociale, si leur
but est de dénoncer l'hypocrisie et l'immoralité ou
de dévoiler des préjugés et des vanités.
Des exemples remarquables de cette fonction du comique sont donnés
par les comédies de Molière et les satires d'Orwell.
Ceci nous amène à l'aspect spirituel et plus élevé
de l'humour véritable. Il est très difficile de définir
l'humour, à cause de sa nature subtile et insaisissable et
parce qu'il se présente sous plusieurs teintes, ayant chacune
d'innombrables nuances. Cependant, sans le bloquer dans une formule,
il est possible d'en indiquer les caractéristiques les plus
remarquables.
Citons d'abord quelques remarques fort pertinentes de Guido Stacchini
:
" L'humour est comme un sourire intime de l'âme qui,
si on sait le ressentir, ne s'épuise jamais et ne disparaît
jamais. C'est une joie supérieure dans laquelle la meilleure
partie de nous-mêmes se sent élevée à
un niveau supérieur et expérimente la satisfaction
purement spirituelle d'être à la fois juge et acteur.
L'individu adopte une attitude d'humour, surtout vis à
vis de lui-même, comme moyen de dépasser la souffrance,
c'est-à-dire qu'il réussit à se traiter comme
un enfant et, en même temps, il adopte, vis à vis de
cet enfant capricieux et irresponsable, le rôle supérieur
de l'adulte expérimenté.
Ce moyen a une application plus large concernant la vie des autres.
Quand l'adulte reconnaît la vanité des intérêts
et des souffrances qui semblent importants à l'enfant (qui
est en lui) , il les tourne en ridicule et, ainsi, remet les choses
à leur place, leur donnant leur véritable valeur.
Dans ce cas, l'adulte est l'humoriste, l'enfant est l'être
humain moyen ou le public."
Ces remarques subtiles de Stacchini nous aident à comprendre
et à apprécier la grande valeur spirituelle de l'humour.
Les souffrances et les angoisses qui harassent l'homme, les petites
et les grandes erreurs qu'il fait sans cesse, proviennent, en grande
partie, de son attachement passionné pour les gens et les
choses. Elles sont dues aussi à son manque total de mesure
qui l'amène à attribuer une importance énorme
à des choses vaines, vides et artificielles ; il néglige
donc les choses grandes et précieuses, les choses réelles
et éternelles.
La noble fonction de l'humour est précisément de
dissiper ces illusions, de dévaluer l'objet de ces attachements,
de dévoiler cette ignorance, de remettre choses et personnes
à leur juste place. L'humour le peut, parce que, comme Platon
l'a exprimé avec beaucoup d'intuition : "Ridicule est
celui qui ne se connaît pas".
L'une des faiblesses humaines qui se prête le mieux aux flèches
de l'humour et qui les mérite le plus est la vanité.
Elle est si bien enracinée et si répandue qu'on peut
la rencontrer même chez des gens de réelle valeur.
L'adulte entretient l'illusion qu'il a atteint son but, simplement
par le fait qu'il est unique. Il est satisfait de lui-même
et il ne lui vient pas à l'esprit que, dès qu'il a
terminé l'école, il doit faire son entrée dans
l'école de la vie qui est bien plus grande et plus réelle
; qu'il devrait se prendre en mains et commencer à s'éduquer
lui-même. Au lieu de celà, comme le dit si bien Stacchini
"l'âge qui devrait être l'âge de raison est
celui auquel on commence à commettre de grandes sottises".
Comme la vanité est aveuglante ! Comme le dit Schopenhauer
: "Aussi sûrement que le chat commence à ronronner
quand on lui caresse le dos, aussi sûrement voit-on une expression
de douce extase sur le visage d'un homme dont on chante les louanges,
surtout lorsque lesdites louanges concernent ses prétentions
et même si elles sont un flagrant mensonge".
La vanité s'accompagne souvent, entre autres choses, de
la présomption qui se révèle par le mépris
pour ceux qui sont un peu plus bas dans l'échelle sociale
et par la flatterie envers ceux qui se trouvent au sommet. Ces prétentieux
se comportent comme la lampe de verre dont nous parle Rabindranath
Tagore dans l'un de ses aphorismes profonds et charmants, extraits
de "Stray Birds" :
" Alors que la lampe de verre rabroue la lampe de terre qui
l'appelle "cousine", la lune se lève et la lampe
de verre, avec un sourire aimable, l'appelle : "ma chère,
très chère soeur"
Il y a donc des cas où les petits cherchent à s'élever
en diminuant et en rabaissant les grands, mais leurs efforts sont
vains, car leur ridicule et leur mépris rejaillit sur eux,
comme l'exprime TAGORE dans un autre aphorisme extrait de "Stray
Birds " :
"Les savants disent qu'un jour vos lumières ne seront
plus", dit la luciole aux étoiles. Les étoiles
ne répondirent pas ..."
Une faiblesse qui parait souvent comique est la peur ... et l'angoisse
du futur en est une forme courante. Combien de soucis inutiles l'homme
se crée pour lui-même !. Ses prévisions pessimistes
et ses précautions excessives sont exprimées et raillées
avec esprit dans ce proverbe toscan : "Ne te panse pas la tête
avant de t'être blessé" !
Une autre forme de peur est le souci de l'opinion des autres. Les
gens s'empoisonnent tellement souvent la vie en essayant, avec angoisse,
d'éviter le blâme ou la critique ! Cependant, l'impossibilité
de plaire à tout le monde est reconnue depuis des temps immémoriaux.
Nous lisons, dans le Dhammapada, qui est un texte bouddhiste datant
de plusieurs siècles avant Jésus-Christ :
"Ce proverbe est ancien, oh, Atula , et pas d'aujourd'hui
: on dit du mal de celui qui est silencieux, on dit du mal de celui
qui parle beaucoup et celui qui parle peu est blamé également.
Dans ce monde, personne n'échappe à la critique ".
Parmi les nombreuses erreurs, il en est une subtile, pas très
évidente, mais bien réelle, commise par certains intellectuels
et philosophes qui se dépensent en vaines discussions d'intérêt
purement académique alors qu'il y a tant de tâches
spirituelles urgentes à accomplir, avant que la vraie liberté
soit atteinte. Cette sottise a été raillée
avec réussite par Buddha :
"Il est dit, dans le Majjhimanikaya que le moine Mlunkjaputta
est allé voir le Buddha, un jour, pour lui exprimer son mécontentement
de ce qu'il ne disait pas à ses disciples si le monde était
éternel ou non, fini ou infini, etc... Le moine alla jusqu'à
mettre le Bouddha au défi de répondre par "oui"
ou "non" à ses questions ou bien d'admettre qu'il
en était incapable.
Dans le premier cas, le moine se déclarait disposé
à rester son disciple, dans le deuxième cas, il retournerait
dans le monde.
Le Bouddha, sans perdre sa sérénité un seul
instant, lui répondit ainsi : "Un homme a été
blessé par une flèche empoisonnée et ses amis
appellent le médecin. Si le blessé dit : "Je
ne permettrai pas que l'on m'ôte cette flèche avant
de savoir qui est l'homme qui m'a blessé, avant de connaître
sa famille, de savoir comment il est, s'il est petit ou grand, blond
ou brun et où il habite", il mourra certainement avant
qu'il soit possible de l'aider. Ceci arrivera exactement à
celui qui, avant d'être sur la voie de la libération,
exigera qu'il soit répondu à toutes ses questions".
Si nous demandons ce qu'est l'attitude typique de l'humoriste,
nous pouvons répondre qu'il considère la vie humaine
sur terre essentiellement comme une pièce de théâtre,
une comédie, dans laquelle chacun doit jouer son rôle,
aussi bien que possible, sans le prendre trop au sérieux
et, surtout, en restant conscient que ça n'est qu'un jeu.
L'humour spirituel est un mélange paradoxal d'une attitude
d'observation sereine et détachée, d'un sentiment
de l'unicité de la vie, d'une profonde sympathie et compassion
pour les autres.
"L'humoriste", écrit le professeur Fanciulli,
dans son essai sur l'humour, "est doué, au plus haut
point, de la capacité de vivre la vie des autres... Il ressent
les liens qui unissent toutes choses. La pluralité est relative
... apparente seulement ; toutes les parties semblent liées
les unes autres par des liens qui ne peuvent être brisés
... Une admirable synthèse s'opère ... Les souffrances
et le plaisir des autres deviennent ses souffrances et son plaisir.
Cette sympathie tient de la tendresse. C'est le partage des souffrances
du faible, du vaincu, du pauvre."
Mais cette sympathie est toujours consciente et sereine et n'empêche
pas ce que Fanciulli considère, avec justesse, l'attitude
typique de l'humour, c'est-à-dire le sourire. Tout ceci,
et bien plus, se cache et se révèle dans le sourire
du Bouddha libéré, un sourire plein de compassion,
mais un sourire né de la certitude que le chemin vers le
salut existe et que tous les êtres humains, tôt ou tard,
atteindront la libération et la félicité...
Il est bon de rappeler que tout, même le meilleur, peut être
dévoyé et c'est précisément la tâche
de "l'art de vivre" que d'utiliser tout à bonnes
fins et avec juste mesure. En ce qui concerne l'humour, rappelons-nous
que sa fonction est semblable à celle du sel dans la nourriture,
un assaisonnement qui donne du goût à notre part de
vie, mais ce sel, en lui-même, n'est pas une nourriture.
Vu sous un autre angle, l'humour est la contemplation du spectacle
de la vie, il n'est pas une participation directe et active aux
évènements. Cependant, l'homme complet, le vrai sage,
n'est pas celui qui se confine dans la contemplation et, encore
moins, celui qui est complètement absorbé dans l'action.
Est sage celui qui, tout en vivant, en souffrant, en travaillant
avantageusement, avec une partie de lui-même, sait conserver
son vrai et réel MOI spectateur souriant et détaché.
Pour atteindre un tel état de liberté intérieure,
il est nécessaire d'utiliser d'abord l'humour envers soi-même,
en se moquant gentiment de son propre petit moi personnel, si plein
de son importance, qui prend des airs et se prend tellement au sérieux,
qui est susceptible, agité et suspicieux.
Ce que GIUSEPPE ZUCCA a si justement appelé "la cage
d'acier" du moi, ne peut pas résister longtemps - aussi
résistants et épais que soient ses barreaux - à
la flamme subtile et pénétrante de l'humour. Tôt
ou tard sa porte s'ouvre et l'homme peut se libérer de cette
prison étroite et étouffante.
Quant celà se produit, on peut dire que le plus grand des
accomplissements a été atteint. L'âme étale
ses ailes et, joyeusement, avec un sourire divin, s'unit aux autres
âmes, à toutes les créatures et à Dieu.
(d'après Roberto Assagioli, M.D.)
(reproduit avec la permission de l'Institut de Psychosynthèse)
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